Est-ce qu’on vous a déjà dit, en relisant votre manuscrit, qu’il ne fallait pas mettre une virgule avant la conjonction de coordination « et » ? Remarque irritante, parce que cela donne l’impression que la personne ne s’est pas vraiment intéressée à l’histoire et cherche juste à montrer sa supériorité en matière de savoir grammaticale. Irritante aussi parce que la remarque n’est peut-être pas dénuée de bon sens. Quelle sagesse ignorée nous interdirait de faire côtoyer la virgule avec cette conjonction ? En tant qu’auteur ou autrice, on peut se sentir un peu honteux de l’ignorer alors que la langue est justement la matière que l’on manipule pour créer notre histoire.

Alors aujourd’hui, aventurons-nous plus profondément dans cette forêt mystérieuse qu’est la grammaire !

L’exemple des maîtres

La littérature abonde d’exemples d’auteurs qui ne semblent avoir que faire de cette histoire de virgule et de et ! Victor Hugo ne se gêne pas pour écrire dans Les Misérables :

« Il était déjà vieux, et vivait dans une retraite profonde »

Ou bien Chateaubriand, dans Les Mémoires d’Outre-tombe

« J’ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit. »

Et s’il vous restait encore un soupçon de doute devant des exemples qui pourraient vous paraître anecdotiques, il vous suffit de faire un tour sur Wikisource. La citation précédente est issue du livre III de la première partie des Mémoires. Si vous effectuez une recherche dans le texte, vous verrez que l’ensemble «, et » apparaît… 74 fois. Si Chateaubriand le fait, pourquoi pas nous ?? Hein ?!? Ou reste-t-il encore quelque chose à découvrir ?

Dompter la virgule

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Pas le choix : pour plonger dans les arcanes de la grammaire, il faut ouvrir La 16ème édition du Bon Usage du Grevisse. Et là, une première constatation s’impose : Le Bon Usage note noir sur blanc « La virgule se met généralement entre les éléments coordonnés par une autre conjonction que et, ou, ni ».

Pour rappel, il existe les conjonctions de coordination Mais, ou, et, donc, or, ni, car, et les conjonctions de subordination Comme, quand, si, que, lorsque, parce que, puisque, quoique… Avec le ou et le ni, et occuperait donc une place à part.

Le paragraphe suivant du Bon usage indique des cas précis dans lesquels on fait précéder le et d’une virgule.

  • On peut mettre une virgule avant et, ou et ni, s’il y a une énumération d’au moins trois termes, et que la conjonction est utilisée devant plusieurs éléments.

« La terre était belle, et riche, et féconde » Lammenais, Parole d’un croyant

  • A l’inverse ; si le « et » (cela vaut aussi pour le ou) ne se trouve que devant le dernier terme d’une énumération, « on ne pas de virgule habituellement devant la conjonction » et ce peu importe le nombre de termes.

« Une manière commode de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt » Camus, La Peste

  • Enfin, Quand il n’y a que deux termes et que le et (même tarif pour le ou et le ni !) sont répétés devant chacun, « généralement on ne les sépare pas d’une virgule »

La Révolution a été aussi féconde pour la langue que pour la nation elle-même, et par ses résultats immédiats et par ses lointaines conséquence” Brunot, Histoire

Selon moi, un point crucial est à noter avant toute chose : la prudence des auteurs. « on ne met pas de virgule habituellement », « généralement on ne les sépare pas »… Il n’y a pas de vérité absolue, de règle inébranlable, et ce, n’en déplaise à nos relecteurs tatillons ! Il s’agit plutôt d’un usage de ceux qui écrivent. La note préliminaire est sur ce point éclairante :

« À la veille de ses quatre-vingts ans, Le bon usage se présente […] selon le triple but que s’est assigné l’ouvrage depuis ses origines : non pas décréter, juger, condamner, mais observer, décrire, expliquer ; à l’intention des lecteurs intéressés par le français, par le français vivant. »

La reprise est frappante : « par le français, par le français vivant. » ; c’est ce qu’on appelle une hyperbate, le fait de continuer la phrase alors qu’on aurait cru qu’elle s’arrêterait. Cela donne l’impression que l’auteur se reprend, alors même que nous sommes à l’écrit, et qu’il a dû se relire maintes et maintes fois. Seulement voilà : en formulant ainsi, il peut appuyer sur le fait que le français est une langue vivante, qui évolue, qui se modifie et se transforme suivant l’utilisation qu’en font ceux qui la pratiquent : nous.

La virgule devant le « et » n’est pas un point qui peut freiner, voir empêcher la compréhension d’une phrase. C’est à ceux qui pratiquent la langue de s’en saisir. C’est cela que nous indique l’ouvrage même qui serait censé nous dicter le bon usage !

Dans le cas même où le et est le dernier terme d’une énumération, non seulement ne pas mettre de virgule est habituel (sans être obligatoire) mais il existe une série d’exceptions. L’auteur peut souhaiter rajouter une pause devant ce dernier terme pour :

  • Mettre le dernier terme en évidence

« C’était ce que sur terre / J’avais pour tout trésor, ou pour toute misère » Musset, Premières poésies

  • Pour rendre le propos clair lorsque les termes coordonnés sont longs et complexes

« Elle avait transformé le bas de ce vieil et magnifique hôtel de la rive gauche, et laissé le reste aux malades civils. » Cocteau, Thomas l’imposteur

  • Quand les termes coordonnés sont dissemblables (ne sont pas au même temps par exemple)

« la tempête s’éloigne, et les vents sont calmés » Musset, premières poésies

  • Quand le dernier élément contient un terme propre qui ne doit pas être rapporté à l’ensemble

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« Dans le petit bois de chêne verts il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l’herbe fine »(Daudet, Lettres de mon moulin )

Seul les sources se trouvent sous l’herbe fine, pas violettes et les oiseaux !

  • Quand il y a plusieurs coordinations distinctes

« Il a de vilaines dents parce qu’il est mal nourri et que son estomac souffre, et de beaux yeux parce qu’il a de l’esprit »Hugo, Les Misérables

Le fait d’être mal nourri est coordonné avec l’estomac, les vilaines dents avec le bel esprit ; la virgule rend tout cela bien plus clair.

Il y a donc bien un élément qui fait loi lorsque l’on regarde ces différentes exceptions : le sens. Le sens que veut mettre l’auteur, mais aussi la compréhension de la phrase par le lecteur.

Conclusion

Il est faut de dire qu’un et  ne peut absolument pas être précédé d’une virgule. Néanmoins, il est vrai que des usages spécifiques existent pour cette conjonction, comme pour ou ainsi que pour ni.

On pourrait résumer ces usages de cette manière : dans une énumération, si et n’est présent qu’une seule fois, pour le dernier terme énuméré, on a tendance à ne pas mettre de virgule. Si au contraire et  est présent plusieurs fois, on suit davantage l’usage en en mettant une.

Il est important de se rappeler qu’il s’agit d’usages et non pas de règles. Ce qui fait véritablement loi, c’est la compréhension du message de l’auteur. Et le fait de rajouter une virgule peut justement permettre de mieux faire comprendre sa phrase, ou bien d’attirer l’attention sur le dernier terme de l’énumération.

Les premiers exemples de cet article (celui de Hugo et celui de Chateaubriand) ne paraissent d’ailleurs pas obéir aux énoncés du bon usage. C’est donc ces chers Victor et François-René qui nous donnent la véritable règle : au-delà de tout dogmatisme, sentons-nous libres de nous exprimer !

La prochaine fois qu’on vous fait cette remarque, n’hésitez pas redigirer votre grammairien en herbe vers cette page ! Amoureux de la langue comme il est, il va a-do-rer ! 😉

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